J'ai lu "La société des vagabonds" de Harry Martinson
Disons le d’emblée, ce roman du suédois Harry Martinson, prix Nobel de littérature en 1974, est un petit bijou. Où l’on suit les pas de Bolle, artisan cigarier dans la Suède de la fin du XIXe siècle, jeté sur les chemins par le nouvel ordre des choses : la société capitaliste. Jeté tout court, aussi, le machinisme en plein essor n’ayant que faire d’un savoir-faire qu’il frappe d’obsolescence.
« La société des vagabonds », titre de cette belle édition datée de 2004, n’est pas ce qu’un idéalisme romantique y voudrait lire. C’est d’abord une société sinon secrète du moins confidentielle, puisqu’à peine forte de la vingtaine de Frères de la Paresse, rassemblés autour du trimardeur Sandemar dans leur commun « mépris de la réalité opprimante qui leur était imposée, surtout dans ses formes prétendues sociales ».
C’est aussi l’envers de la société des honnêtes gens sédentaires, la société du travail. Bolle et ses semblables fuient sur les routes « les directives, ce goût de la torture ». « Ce que nous appelons paresse est de leur part une grève purement physiologique dirigée contre le travail obligatoire conçu comme un tourment ».
Cette grève, ne nous en déplaise, ne donne nulle « autre liberté que le désir instinctif de se mouvoir sous le soleil, ce besoin que les hommes ont mis en pénitence ». Et l’écriture de Martinson est toute au service de ce désir : dépouillée du moindre artifice, elle nous plonge dans la texture même du temps qui s’étire au fil de la marche ; le chatoiement des clairs-obscurs d’un chemin forestier vient frapper l’œil du lecteur, le silence des mots fait place au bruissement des blés, au crissement des cailloux, au bourdonnement des insectes, à la fragrance des fleurs sauvages.
Avec une grande économie de moyens littéraires – osera-t-on parler ici de « simplicité volontaire » ? – et une mosaïque de rencontres, d’anecdotes, d’instants, Martinson brosse une vie humble, que son trajet mène d’une époque révolue jusqu’à celle, nouvelle alors, du chômage de masse, « marquant la fin de l’ère du vagabond professionnel » - une époque, la nôtre, où les hommes sont « saisis de l’ivresse du temps ».
Ce livre nous invite à relâcher cette étreinte, à la renverser, à prendre le temps nous-mêmes. « Je suis envoyé pour compter les sauterelles » prétend Bolle. On aurait envie de le croire.
Xavier Rabilloud, recension initialement publiée en septembre 2009 dans la revue Silence n°371 (p.45).
La société des Vagabonds
Harry Martinson, trad. Philippe Bouquet
Éditions Agone, 2004
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