« Roman jeunesse » ou dédain adulte ?

Adulte, avez-vous déjà lu certaines œuvres de fiction classées en littérature jeunesse ? En avez-vous déjà été bouleversé·e ? En refermant un « roman jeunesse » de l’autrice Louise Mey, me frappe cette idée : cette classification est-elle autre chose qu’un signe parmi tant d’autres de la domination des adultes envers les enfants ?

J’ai longtemps méprisé sans la connaître la littérature de science-fiction. Mais un jour de décembre 2007, je suis tombé par hasard sur un article d’un auteur de science-fiction italien, Valerio Evangelisti, qui a instantanément changé ma compréhension et ma perception de la littérature d’anticipation. Au sortir de l’article, j’avais changé de regard. 1

Du jour au lendemain, rendu conscient de l’acuité politique et littéraire que pouvaient receler tant de fictions d’anticipation, je me suis mis à en lire assidûment. Dans ce genre, que je percevais distraitement comme une littérature de gare faisant assaut de vaisseaux spatiaux, d’extraterrestres et de robots, je me suis mis à trouver pépite après pépite, chef d’œuvre après chef d’œuvre.

Or, depuis que ma fille est en âge de lire des romans, à travers elle je réalise progressivement que l’on trouve tout aussi bien des chefs d’œuvre, ou simplement d’excellents romans, dans la littérature « jeunesse », et notamment dans les littératures « jeunesse » de l’imaginaire (anticipation, fantastique).

Connaissez-vous Louise Mey ? Je n’en avais jamais entendu parler, mais au hasard d’une recherche web, je suis tombé sur le résumé de son roman « L’orage qui vient », qui a éveillé mon intérêt – bien que le livre soit catégorisé « roman jeunesse ». Et je l’ai dévoré en une courte soirée.

Louise Mey, roman "L’orage qui vient", La Ville Brûle, 2022. Couverture
C’est une vraie claque. Je ne vous dirai rien ici de l’histoire, pour ne pas la divulgâcher, et car ce n’est pas mon propos. Sachez seulement que c’est une réjouissance, en tant qu’homme adulte, d’être autant absorbé et autant touché par une œuvre de fiction dont la grande majorité des personnages sont des femmes, et dont l’héroïne est une adolescente de quinze ans.

Cette adolescente, c’est Mila, une jeune personne singulière et d’une force peu commune, passablement loin des canons dominants tant du héros (salvateur, bien sûr !) que de l’héroïne (belle ? sensible ? vulnérable ? romantique ? on en jette encore ?).

 

Bref, il est urgent (en particulier pour les hommes) de lire de la fiction dont les personnages principales (j’accorde au féminin si je veux) sont des femmes, et si possible hors des clichés rebattus.

Une dizaine de minutes après avoir fermé le livre, ce flash : étant donné sa grande qualité littéraire, étant donné le talent et la maîtrise littéraire évidentes de l’autrice, le fait que ce roman - émouvant, haletant et superbement écrit - est classé « jeunesse », n’est-il pas largement dû, en-deça ou au-delà d’une logique de positionnement marketing, au fait que son héroïne n’est pas une adulte ?

En l’écrivant, cela me semble déjà un constat désarmant de banalité. Pourtant, si cette pensée m’est venue comme une brutale prise de conscience, c’est peut-être qu’il est utile d’expliciter cette évidence.

Il me semble que lorsque, dans les librairies et les bibliothèques, les blogs littéraires et les booktoks, la critique littéraire « autorisée », on n’aura plus même l’idée de distinguer un « roman jeunesse » d’un autre, on pourra y voir un signe, parmi tant d’autres espérons-le, que la domination des adultes sur les enfants aura reculé.

On pourra alors se contenter de discuter des mérites littéraires des œuvres sans les classer, en particulier au prisme de l’âge de leurs personnages principaux, dans des catégories relativement étanches.

Et on pourra, comme il arrive que le fassent déjà certain·es bibliothécaires et libraires, ou podcasteur·euses dans un autre domaine, se contenter de signaler explicitement aux potentiel·les lecteur·ices que telle œuvre aborde tel thème éventuellement inadapté pour une personne trop jeune ou simplement trop sensible au thème en question. 2

L’orage qui vient
Louise Mey, La Ville Brûle, 2022
Acheter le livre (lien non affilié)

(1) Valerio Evangelisti, « La science-fiction à hauteur d’époque », Manière de Voir n°96 « La fabrique du conformisme », décembre 2007-janvier 2008.

(2) Comme on pourra signaler, bien sûr, « Attention, ce texte utilise une typographie inclusive. Prenez soin de vous : ne le lisez pas si cela vous soulève le cœur. »

 

Cet article a été mis à jour le 29 mai 2023